L’art de l’interview
intrigante

tout juste sorti écrit par: Thomas Schoenmakers

Sur le coup de 13h45, un doux fumet s’échappe de la cafétéria du RITCS : les odeurs de soupe et des sandwichs cuits au
four se confondent aux effluves hormonales. Voyez les chariots débordant de plateaux, preuve d’un cantine scolaire bien remplie. Hormis quelques groupes épars coiffés effet « saut du lit » qui bavardent en guise de dessert, la cantine des étudiants d’Arts dramatiques et techniques audiovisuelles de Bruxelles se vide tranquillement. 

« T’en dis quoi si on se met ici, Michiel ? », demandé-je à mon collègue photographe. « Y’a assez de lumière ici pour les photos ? » Il acquiesce et réfléchit à haute voix. « Oui, c’est joli comme ça, avec ces plantes et ces câbles qui pendent. Ce côté un peu chaotique lui va bien. » ‘Lui’, c'est Luc Haekens, légende vivante du paysage télévisuel flamand, écrivain du vin et romancier, forçat des programmes et des podcasts, Terreur de Tirlemont et - enfin - professeur en techniques d'interview et de reportage au RITCS. Bref, l’homme idéal pour parler du plus bel artisanat au monde : l'interview golden oldie.

Ordinateur portable ouvert, équipement d'enregistrement à portée de main, nous attendons. Légèrement nerveux, je passe en revue toutes mes questions, jusqu'à ce qu’un « Et voilà les hommes ! » nasillard retentisse soudainement. Il est 14 heures pile, et Luc Haekens surgit d'un flot d'étudiants comme Vénus des flots. Avec un regard énergique, il scrute notre matériel. « Vous voulez qu’on enregistre la conversation ? Venez, je vais nous trouver un endroit tranquille. » Nous prenons tous deux nos affaires à la hâte et courons derrière lui. Il est manifestement à l'aise ici, et moins de deux minutes plus tard, nous ne sommes plus parmi les plantes et les câbles, mais dans un bureau d’archives. « Même si je donne deux cours ici, je n'ai toujours pas mon propre bureau ! » Son rire est le meilleur coup d’envoi à notre conversation.

Luc Haekens is docent aan het RITCS Luc Haekens: « Interviewer, c’est séduire »

Une discussion d’égal à égal

Mais comment faire pour entamer une interview avec… un expert de l’interview ? Pour ne pas me mouiller, je lui pose précisément cette question. « En mettant les gens à l'aise, Thomas. L'entretien consiste à gagner leur confiance. Regarder son interlocuteur dans les yeux, l'amadouer un peu. » Alors que je pose désormais sur lui mon regard de braise, Luc ajoute rapidement : « Sympathique hein, sinon les gens vont te trouver nen toffe ! Être soi-même, partager quelque chose de sa propre vie... celui qui fait cela sincèrement, sans jouer la comédie, obtient une vraie conversation. Et c'est exactement le but recherché, car pour moi, une bonne interview ne ressemble pas à une interview, c'est une discussion d’égal à égal. Évitez donc de prendre le contrôle de la conversation. Laissez l'autre s’exprimer. »

Paras dans la purée

Que faire alors si vous n’encadrez pas la personne interviewée ? Car quoi qu'en dise Rutger Bregman : la plupart des gens ne sont pas des gens biens. Et Luc en a déjà tenus quelques-uns au bout de son micro. En effet, avant de faire de l’humour dans l'émission « De Ideale Wereld » (ndlr. Talk-show satirique de la chaîne flamande VRT autour de l’actualité), et de s’attirer les foudres sur de nombreux fils d’actualité Facebook, il était occupé par un travail plus sérieux. « Un jour, j'ai réalisé un reportage sur les missions de nos paracommandos en Somalie. Les crimes dont ils se vantaient ouvertement sur bande étaient incroyablement répugnants. En tant qu'intervieweur, dans ces moments-là, vous devez éviter le trop-plein d’émotions. Celui qui va se mettre à rire ou en colère a perdu. À aucun moment, la personne interrogée ne doit avoir l'impression que vous ne la supportez pas. Restez neutre, gardez les émotions sous contrôle et poser des questions critiques sans juger : votre travail consiste à trouver des réponses aux questions de votre public. D'ailleurs, à cause de cette interview, ces paras ont été sanctionnés. À l'époque, j'avais quelques craintes quant aux représailles. »

Allez plus souvent au bistrot

Luc ne s’arrête plus. Avec grande générosité, il dispense moult conseils, évoque les reportages de jadis et partage des anecdotes sur ses élèves. Il n'y a aucun doute : cet homme n'est pas seulement mordu par ce qu'il fait, il y est aussi excellent. Comment cela a-t-il commencé pour lui ? « J'ai moi-même étudié au RITCS, explique Luc, mais à l'époque, on n'avait pas compris ici qu'une bonne interview est le pilier d'un bon reportage. Les cours que j'enseigne n'existaient pas, j'ai donc dû apprendre sur le tas. Heureusement, j'ai rencontré beaucoup de personnes prêtes à partager leurs astuces, comme mon producteur de l'époque sur l'émission radio ‘Piazza’. J'ai surtout appris lors de mes visites au Prix Europa, festival international des médias. Un jour, pour vous dire, je me suis retrouvé assis à la table d'une star de la BBC Radio. Aucune idée de qui c’était, mais ça m'a marqué. Une soirée au bar avec cette personne a été plus enrichissante que toutes mes années d’études. J'ai également passé une soirée avec le réalisateur de ‘The Act of Killing’ après le Prix Europa. C'est mon plus grand conseil à tous ceux qui veulent devenir bons dans cette profession : allez aux conférences internationales. Et dans les bistrots. » 

Les 5 conseils
de Luc

1. Promenez-vous, ensemble, dans les couloirs du temps

Demandez à la personne interviewée de décrire des choses comme la météo qu’il faisait, les couleurs ou les lieux. Ces détails les mettent dans une sorte de transe qui leur permet de raconter beaucoup mieux.

2. Laissez les gens (se) développer

Intéressant ou pas : si les gens veulent dire tout ce qui leur passe par la tête, laissez-les faire. Sinon, ils garderont leur histoire en tête et cela affectera la conversation.

3. Cherchez toujours la profondeur

Posez des questions sur lesquelles vous pourrez vous appuyer ensuite. Lorsque quelqu'un parle de son travail, ne lui demandez pas la couleur de sa chaise de bureau, mais si c'est le travail qu'il a toujours voulu faire.

4. Faites-le au soir

Les gens sont plus émotifs le soir que le matin, ce qui donne toujours une meilleure histoire. Effectuez également l'entretien à leur domicile. C'est là qu'ils se sentent en sécurité.

5. Tout en silence

Si vous soupçonnez qu'une partie de la réponse est gardée sous silence, regardez la personne interrogée dans les yeux et restez silencieux.

NB : cela ne fonctionne pas avec les personnes qui sont habitués aux interviews. C'est d’ailleurs hilarant quand un journaliste s'y essaie.